NAÏA LA SORCIÈRE DU VIEUX CHATEAUExtraits de "LA VIEILLE FRANCE QUI S'EN VA" par Charles Géniaux
J'étais arrivé depuis quelques jours à
Rochefort-en-Terre, une exquise petite ville moyenâgeuse
du pays morbihannais. A l'hôtel Lecadre, dans la salle
à manger décorée par quelques peintres connus, comme
Joubert, Grolleron , Bloch, Stevens, on causait Bretagne
et Bretons, croyances et superstitions, miracles et
sortilèges.
- Vous plaisantez, madame?
- Je parle très sérieusement, et même... je
crois un peu au pouvoir étrange de cette bonne femme. On
l'appelle Naïa. Je l'ai toujours connue très vieille, et songez
que j'ai moi-même cinquante ans! Dans mon enfance, elle m'a
annoncé à peu près tout ce qui m'est arrivé.
- Oh! madame Lecadre, en êtes-vous certaine?
- Nous irons nous faire tirer la bonne
aventure! » s'écrièrent les artistes présents.
Quelques touristes anglais et américains
voulaient sans tarder partir, sac au dos et le bâton ferré au
poing, à la recherche de la mystérieuse Naïa.
« C'est inutile, répondit notre hôtesse, la
sorcière habite à un kilomètre d'ici.
- Quelle rue? quel numéro?
- Ce n'est pas une maison.- Oh! oh! Un
château peut-être?
- Précisément, un château ! Dans les ruines
du château de Rieux. »
Nous connaissions tous les restes de ce vieux
donjon féodal, fièrement campé tout en haut de
Rochefort-en-Terre.
À la suite de cette conversation, chacun se
mit en quête de Naïa, interrogea les paysans sur son compte.
Tous déclarèrent qu'elle n'habitait plus le pays, mais qu'elle
reviendrait. Quinze jours après, personne ne pensait plus à la
sorcière. Alors je commençai mon enquête personnelle,
pressentant, par habitude professionnelle, un sujet digne
d'intérêt.
En questionnant celui-ci, en sondant
celui-là, voici ce que je pus inscrire sur mon carnet
« Les plus anciens parmi les vieillards se
souviennent de Naïa. Leur petite enfance fut bercée par les
récits magiques de ses exploits. Ils lui ont toujours connu une
silhouette unique, c'est-à-dire une même apparence, un costume
invariable, ni plus neuf ni plus vieux, et sa démarche, ses
traits, sa vigueur, échapperaient aux atteintes de l'âge. De
là ils concluent à l'immortalité de Naïa! »
Avec le langage pittoresque du pays galot, les
braves paysans me disaient :
« C'est pas comme nous, cette manière de
femme-là! Ça vous a des demeurances chez maître Guillaume, et
les menhirs de la forêt de Lanvaux n'étaient pas debout qu'elle
vous courait déjà sur ses manières de pattes croches, à ce
qu'on dit; car, sauf votre respect, je n'y ai pas regardé.»
Il y avait une unanimité touchante pour me
convaincre de ceci à savoir que Naïa ne mangeait ni ne buvait,
et que, de mémoire d'homme, elle n'était entrée dans une
ferme, une maison ou une boutique pour acheter ou demander ce
dont le commun des mortels a coutume de dispenser quotidiennement
dans les usages de la vie.
Enfin, et ceci frise le diabolisme, une famille notable de
Rochefort me raconta que, le même jour, la sorcière fut
rencontrée à des distances fort éloignées par deux frères.
L'un, débarquant à Malensac, la rencontra auprès des vastes
ardoisières abandonnées, et le second, qui se trouvait à la
foire de Questembert, vers la même heure, me jura que Naïa
l'avait appelé par son nom, en ajoutant :
« - Tiens! voilà ton frère qui revient de Rennes ; je le
vois à Malensac. Ce soir, vous vous retrouverez à Rochefort. »
« Je lui assurais qu'elle radotait, car je ne prévoyais pas
cette arrivée hâtive. »
Il faut admettre, en tout cas, l'habileté
extraordinaire de cette vieille femme. Lorsqu'elle se déplace,
elle doit multiplier ses précautions. On ne l'a jamais aperçue
sur les routes ou les sentiers, pas plus qu'à travers champs;
quant à compter sur la complicité des paysans pour favoriser
ses évasions, cela est inadmissible avec le caractère
superstitieux du Breton. Il ira bien dans la tanière de la
sorcière, la consulter; mais quant à la recevoir chez lui ou
dans sa voiture, jamais : il se croirait damné. Il a établi une
démarcation subtile, et il ne transigera jamais avec ce qu'il
croit être sa conscience.
Un fermier de Pluherlin me narra naïvement
son entrevue avec la sorcière :
« Comme ça, monsieur, tu sais, j'avais un
procès pour un mauvais bout de terre de rien du tout. Je pris-
conseil de M. le recteur : « Ça ne me regarde pas » qu'il
fit. Alors j'allai causer à la sorcière. Naïa, du plus loin
qu'elle me vit, cria :
« - Salut, Jean du crime ! »
« Je faillis me fâcher, vu que c'est un
méchant nom que les gens du bourg m'ont donné.
« - Salut, Jean de la religion reprit-elle en
citant mon autre sobriquet.
« - Je me nomme Jean Élain! que je lui fis.
« - Assieds-toi là, mon gars, et conte-moi
ta peine. »
« Pendant que je racontais mon affaire, ma
langue, des fois, me rentrait dans la gorge de ce que je voyais.
D'abord elle fit un feu de bois avec une fumée telle, que
j'éternuais à chaque moment, et les yeux me piquaient
horriblement. Ensuite elle jeta dans les flammes des herbes
sèches, qu'elle retirait des poches de son tablier.
« À l'instant le feu se mit à parler, oui,
monsieur! Il jetait de petits cris, à croire qu'il y avait là
une nichée d'oiseaux amoureux. Tout d'un coup, Naïa cueillit
les charbons rouges avec ses doigts, et elle les disposait dans
ses mains comme un bouquet. Je ne pouvais plus parler.
« - Continue, Élain; je t'écoute, mon gars,
» ordonnait-elle.
« Mais voilà que je m'entendis appeler par
ma femme, la défunte, dont je reconnus la voix
« -Viens me quérir, Jean, qu'elle me
faisait.
« - Espère un peu, que j'y répondais. Je
suis en occupation avec madame. »
« Là-dessus, Naïa grince des dents et
écrase entre ses paumes des charbons rouges.
« - Au secours! criai-je apeuré.
« - Tais-toi, méchant paysan et retiens
bien mes paroles. »
« Alors elle commença à m'indiquer des maniganceries, qu'un homme de loi rusé s'y serait perdu, et..., grâce à
elle, j'ai gagné mon Procès. »
J'ai cru devoir publier ces confidences du brave Élain; elles
donnent une idée très juste des consultations de la sorcière.
En résumé, le merveilleux, chez elle, se réduit à sa faculté
de manier le feu à sa convenance, et aussi dans l'emploi des
voix étranges qui troublent ses clients.
Je résolus d'en avoir le cœur net; mais pour cela il fallait
approcher la sorcière, problème difficile, car elle déteste
les « messieurs » sceptiques pour leur préférer ses naïfs
paysans. Un matin, au petit jour, je suis réveillé en sursaut
par un jeune garçon du bourg à qui j'avais promis un peu
d'argent s'il me conduisait à la sorcière.
« Monsieur! monsieur! Vite! vite! Levez-vous, ou bien vous
allez me faire perdre ce que vous m'avez promis. La vieille est
là-haut, j'en suis sûr; car à la nuit je suis grimpé à Rieux,
et j'ai vu la fumée passer à travers les pierres du sol. C'est
elle! Chaque fois qu'elle revient au pays, elle allume un brasier
dans les oubliettes du vieux château.
- Ainsi, d'après toi, dis-je à ce jeune garçon très
intelligent, la sorcière connaît les issues des anciens
souterrains, et elle habite sous la terre ? »
Quelques instants après nous escaladions quatre à quatre les
escaliers qui mènent au sommet de la petite colline du vieux
château. Le temps était exquis, et la bruine argentine dansait
encore au ras des herbes. Bientôt nous ralentîmes notre marche
pour passer sous l'ancienne poterne. Préoccupé de ce que
j'allais voir, je ne m'aperçus de la disparition soudaine de mon
jeune guide que lorsque je m'entendis saluer en ces termes.
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« Bonjour, mon fils! je t'attendais. Assieds-toi donc sur
cette pierre et causons. »
Au premier moment je fus stupéfait.
Naïa était assise à l'entrée d'une niche
enlierrée, un gros bâton ferré à la main.
« Ah ! ah! mon fils! tu voulais voir la
sorcière ! »
Je lui expliquai mon désir d'entrer en
relations avec elle.
« Oui, dit-elle très bas, tu viens pour rire
ensuite avec les autres! »
Je protestai, et à tout hasard je lui
racontai que j'écrivais et que je serais bien aise d'avoir des
photographies d'elle.
« Non, non, pas aujourd'hui; je ne veux pas.
»
Après un silence elle reprit
« Ainsi tu parleras de moi dans les journaux,
et tu dessineras ma figure? Dis-leur aussi que je ne suis pas une
sotte bonne femme, comme leurs somnambules de ville. J'ai la
puissance, moi, et Gnâmi est plus fort que la mort!
- Gnâmi ! Quel est ce Gnâmi dont vous
parlez?
- Il est Celui qui peut, Celui qui veut, Celui
qu'on ne voit pas! »
Tandis qu'elle causait, j'examinai
attentivement la sorcière. Elle me parut une femme robuste de
soixante années. Ses traits, son front ridé, pouvaient être
d'une centenaire, cependant que ses mains charnues et solides
démentaient la vieillesse précoce du haut de son visage. Mais
je n'oublierai jamais les yeux de cette curieuse jeteuse de
sorts.
Ils sont blancs, gros, hagards. J'ai écrit
blancs, je devrais dire laiteux, brouillés. J'aurais conclu à
la cécité de Naïa; mais, par un phénomène inexplicable, ce
brouillard qui masque ses pupilles ne l'empêchait nullement
d'apercevoir fort loin les moindres détails d'une scène, ainsi
qu'elle me le prouva. Ses cheveux encore noirs débordaient sur
les épaules. Son costume, à l'allure romantique, se composait
d'un énorme châle très propre et d'une robe de laine
grossière. Comme, en somme, cette sorcière devait coucher dans
les pierres ou la paille, j'augurais mal de sa tenue, et je me
trouvais au contraire devant une dame de mise sévère et
correcte.
« Vous qui avez la toute-puissance, lui
dis-je, vous devez posséder des richesses fabuleuses? »
Sentencieusement elle me répondit
« Celui qui peut tout avoir n'a besoin de
rien. »
Là-dessus elle me signifia congé, parfaitement! en se
levant, mais elle me promit solennellement de se mettre à ma
disposition pour les photographies que je désirais obtenir
d'elle.
La semaine suivante, au jour fixé, j'arrivai avec mon
appareil au château de Rieux. Une averse me força à me
réfugier sous l'ancien pont-levis, et tandis que, navré, je
songeais à l'occasion perdue, le soleil reparut soudainement. Je
fis quelques pas, le nez levé vers les nuages en déroute, quand
j'entendis un rire et ces mots :
« Mon fils!
mon fils ! je t'ai deviné, et je sors de là- bas!»
|
La surprise me rendit muet, lorsque je vis, à ma
droite, Naïa, bras levés vers le ciel, dans la posture assez
effrayante d'une évocation. Elle s'amusait de mon ahurissement. Enfin
j'eus l'idée de prendre un instantané de cette scène. Cela la fit rire
beaucoup, et avec bonne humeur elle ajouta :
« Tu vois, je ne suis pas méchante. Promets-moi de
l'affirmer quand tu parleras de moi. Ah! ah! viens-t'en voir ce qu'ils
appellent la cuisine de Naïa. Là, vois-tu cette ancienne cheminée du
château? Eh bien! ces sots prétendent que je prépare en cet endroit ma
nourriture, moi qui ne mange pas!
|
- Jamais, vous en êtes bien sûre?
interrogeai-je.
- Pour quoi faire? riposta-t-elle superbement.
Est-ce que les anges mangent? Nous n'en avons pas besoin non
plus! »
Elle voulut bien poser pour moi en cet
endroit, et je remarquai qu'elle y mettait presque du plaisir.
Ensuite nous allâmes nous asseoir auprès de la niche enlierrée
où je l'avais rencontrée la première fois. J'acquis la
conviction que je me trouvais avec une femme intelligente et
instruite; cette sorcière de campagne lisait même les journaux,
et ses réflexions dénotaient du bon sens. Après un moment, la
causerie languit. J'écrivais sur mon carnet quelques notes,
quand j'entendis la conversation de deux personnes qui
s'approchaient de nous. Je regardai; les voix paraissaient se
rapprocher. Cependant les causeurs mystérieux semblaient
stationner derrière un muret de terre, à quelques mètres de
là. Je me levai, et j'en fis le tour sans rien découvrir. La
sorcière dormait paisiblement, bouche close, dans une posture
abandonnée. Vivement intrigué, je repris mon crayon et mon
papier, lorsque mon nom fut prononcé trois fois, derrière moi
et assez haut, comme descendant des arbres qui entourent les
ruines de leur forêt miniature. Cette fois, je ne quittai pas
des yeux Naïa, laquelle reposait innocemment. Je la secouai et
lui racontai l'aventure. Son visage demeura impassible et elle
termina :
« Tu as rêvé, mon fils! »
Là-dessus je la pressai de questions sur ses
horoscopes. Elle prit ma main, et dans un langage sibyllique, me
parla d'hommes noirs habillés de blanc... Ma bonne volonté
voulut bien y trouver le souvenir d'un voyage récemment accompli
en Algérie. Puis je la priai vivement de faire devant moi
l'épreuve du feu.
Non, non, elle ne voulait pas. Cela était
réservé aux initiés.
A force d'insistance, je lui mis en main des allumettes
enflammées et, je peux garantir l'insensibilité absolue de sa
peau aux atteintes du feu. Elle craquait les tisons, les laissait
brûler dans sa paume ouverte, et, recommençant plusieurs fois,
établissait un bûcher minuscule qui se consumait en noircissant
seulement l'emplacement de la main.
|
«
Oh! tu ne me prendras pas en défaut, mon fils, fit-elle
malicieusement, et je te dirai, si tu le veux, tous tes
secrets d'amour. Ah! vois-tu, il m'en vient des galants
d'ici et d'ailleurs, cherchant des pouvoirs pour être
aimés; et aussi des filles, des chambrières, des
gardeuses de bêtes, qui rêvent d'être choisies du fils
de leur fermier pour devenir bourgeoises et maîtresses
du logis. Tiens, regarde là-bas cette jolie fille de la
métairie de Rieux; elle est ma petite amie. Jeanie
épousera le fils d'un monsieur de la ville. Je le lui ai
promis, et elle sera une dame.
« Jeanie! Jeanie! » cria-t-elle à la jeune
paysanne.
Celle-ci accourut, me salua timidement,
et voulut bien céder à mes sollicitations. Elle tendit
un instant la main à l'examen de Naïa, sans remuer,
afin que je pusse fixer sur ma plaque le souvenir de
cette rencontre.
|
Quelques jours après, le hasard me mit en
relations avec le docteur H***, de Questembert. Cet homme aimable
et savant avait étudié le cas de cette sorcière, dangereuse
suivant lui.
« Elle est née à Malensac, d'un père
rebouteux, c'est-à-dire un empirique et charlatan qui soigne les
paysans. Naïa, intelligente, possédait une instruction assez
développée. Son insensibilité au feu provient du truc employé
par les saltimbanques, mangeurs de flamme : un corps isolant
déposé sur l'épiderme. Je la crois en outre une ventriloque
habile. Vos voix mystérieuses lui sortaient du ventre. Dans le
pays, nous autres médecins faisons une guerre à ces mégères,
qui tuent beaucoup de malades par la persuasion. Permettez-moi
cette anecdote personnelle. Je soignais un vieillard, encore
vigoureux, et auquel je donnais plusieurs années à vivre. Mais
le malheureux avait un coquin de neveu qui soudoya Naïa,
laquelle organisa une apparition nocturne.
« - Tu mourras le dimanche des Rameaux,
lorsque sonnera la troisième sonnerie de la grand' messe, »
dit-elle.
« Le spectacle fut affreux. En vain je
prodiguais mes meilleurs soins au pauvre vieux. Une terreur
horrible le tenaillait, et il criait
« - Je ne veux pas mourir, docteur!
« - Mais vous ne mourrez pas! » affirmai-je.
« De minute en minute, sans qu'il me fût
possible d'établir un diagnostic certain de ce cas
extraordinaire, le vieillard s'affaiblissait, en proie à une
hallucination monstrueuse. Au premier coup de cloche, il me saute
au cou à m'étrangler :
« - Par pitié! je ne veux pas mourir,
sauvez-moi! »
« Brutalement presque, je le persuadai qu'il vivrait encore
des années; que j'en étais sûr!. Au second tintement il me
lâcha, et quand la troisième sonnerie retentit, le pauvre
diable était mort, les yeux si dilatés de ce qu'il voyait de
hideux, que j'eus beaucoup de peine à fermer ses paupières. »
Après cette conversation, Naïa m'apparut
dans sa signification tragique et malfaisante.
Maintenant, de retour à Paris, j'ai pensé
qu'il serait intéressant de fixer la silhouette curieuse de
cette sorcière, l'une des dernières qui existent au pays
breton, et voici pourquoi j'ai écrit ce souvenir de voyage.
Source de l'extrait: http://www.carte-postale.com/
Source de l'extrait: http://www.carte-postale.com/
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